INTERVIEW : INES D « IL NE FAUT PAS PERDRE SON IDENTITÉ ARTISTIQUE ET PERSONNELLE »
Inès D, de son vrai nom Inès Djakou, est une artiste d’origine camerounaise résidant aux États-Unis d’Amérique. Sa musique est un mélange d’afrobeat et de rythmes folkloriques de l’Ouest du Cameroun, sa région natale. Dans cette interview, elle nous parle de son parcours, de ses expériences artistiques entre le Cameroun et les États-Unis, et donne des conseils à ceux qui souhaitent se lancer dans la musique.
ESBI MEDIA – Pourquoi avez-vous choisi de mélanger la culture Bamiléké avec des éléments d’afropop, de hip-hop dans votre musique ? Qu’est-ce qui justifie cette orientation artistique ?
Je dirais que j’ai toujours eu un amour pour l’afropop depuis mon enfance… À l’époque, c’était plutôt le hip-hop et le R’n’B… Je pense que mes années passées aux États-Unis ont eu un impact considérable sur la musique que j’ai écoutée et à laquelle j’ai été exposée. En tant que camerounaise d’origine, ayant grandi et passé beaucoup de temps dans mon village, qui était généralement ma destination de vacances préférée, j’ai ressenti le besoin d’incorporer cette identité ethnique dans mon art. Par conséquent, même si je ne souhaite pas nécessairement embrasser cette idée, la culture américaine a inévitablement eu une influence sur moi, car cela fait maintenant quatorze ans que je vis aux États-Unis. On ne peut pas simplement s’en détacher, il y a donc forcément une certaine part de culture américaine en moi. C’est pourquoi je fais ce choix, car c’est la meilleure façon pour moi de m’exprimer telle que je suis : en mélangeant les deux cultures, celle des Grassfields de mes origines camerounaises et celle dans laquelle j’ai évolué aux États-Unis.
ESBI MEDIA – Après votre formation en musique vous avez entamé un brillant parcours professionnel entre Yaoundé et Ndjamena. Malheureusement, suite à la disparation de votre mère vous avez mis une très longue pause à votre carrière. Pouvez-vous nous parler du moment où vous avez décidé de relancer officiellement votre carrière musicale dix ans après ? Quel a été le déclic ?
La disparition de ma mère a été un choc énorme qui a paralysé mon art. Cependant, lorsque j’ai été enceinte de mon fils, j’ai découvert ce qu’était l’amour inconditionnel, et cela a été l’un des plus beaux moments de ma vie. Malgré ma santé fragile pendant ma grossesse, j’ai remarqué que le fait de chanter me procurait un réconfort. Je ressentais un profond désir de donner quelque chose de significatif à mon fils. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti pour la première fois dans ma vie l’envie de laisser une empreinte, de créer un héritage pour que mon fils puisse s’y accrocher lorsque je ne serai plus là. Étrangement, à la naissance de mon fils, cela est devenu presque un devoir pour moi. Progressivement, j’ai retrouvé mon inspiration artistique, et les idées ont commencé à affluer naturellement. Je me suis dit que ce flux créatif si puissant ne pouvait être exprimé que par le chant. Ainsi, le déclic qui a relancé ma carrière a été l’arrivée de mon fils. C’était un moment où je regardais ce petit être que j’aime tant et je lui ai dit : « Je ne peux que te donner le meilleur de moi ». Et pour moi, le meilleur que je puisse offrir, c’est mon art, ma musique.
ESBI MEDIA – Dans votre toute dernière production intitulée « Mother is Love », vous mettez en avant l’importance de témoigner son amour à sa mère de son vivant. Le clip vidéo, réalisé par Kwedi Nelson, raconte l’histoire tragique d’un homme dont la mère se laisse dépérir en raison du manque de considération de son épouse envers sa belle-mère. Nous sommes curieux de savoir si cette histoire est similaire à la vôtre et si elle a une signification personnelle pour vous.
L’histoire de « Mother is Love » n’est pas une histoire personnelle spécifique. C’est plutôt une synthèse de plusieurs expériences que j’ai pu observer. Par exemple, j’ai eu un cousin qui accordait plus d’attention à sa femme qu’à sa famille, notamment à sa mère. Bien qu’il aimait sa mère, sa femme ne montrait aucun intérêt pour sa belle-mère, et même si cela ne s’est pas mal terminé dans son cas, c’était quand même dommage car tout le monde savait que sa femme ne la considérait pas réellement. Il y a de nombreuses histoires similaires à celle-là. C’est un peu comme discuter avec des amis et se rendre compte qu’ils vivent des situations similaires à la maison, où ils sont en conflit avec leur conjointe parce qu’elle ne veut pas de la mère dans la maison, ou bien elle est très critique envers elle, et finalement la mère tombe malade, créant ainsi une situation regrettable mais il est trop tard.
En réalité, la chanson trouve son origine dans le fait que je n’ai pas toujours eu une relation très harmonieuse avec ma mère. Nous étions souvent en conflit, car je voulais simplement chanter et rien d’autre. Cela a eu un impact sur notre relation et je n’ai pas toujours été la fille idéale. Lorsqu’elle est tombée malade, j’étais à l’étranger et je n’avais pas les moyens de rentrer pour m’occuper d’elle. Cela m’a causé beaucoup de chagrin, car après son décès et mon retour, j’ai réalisé tous les sacrifices qu’elle avait faits pour moi. Elle avait gardé certains secrets pour elle, afin de me protéger. Je me suis rendu compte que j’avais passé mon temps à la juger et à ressentir parfois de la rancœur, alors qu’en réalité, elle donnait le meilleur d’elle-même. Elle était une bonne mère. Cette douleur a été difficile à guérir. Il m’a fallu dix ans pour m’en remettre. Comme cette blessure cicatrise difficilement, j’ai pensé qu’il y aurait peut-être quelqu’un qui regarderait le clip, écouterait la chanson et se dirait : « Oui, je vais prendre mon téléphone, appeler ma mère et lui dire que je l’aime ».
ESBI MEDIA – Quelles sont les collaborations ou les rencontres dans l’industrie du showbiz camerounais qui ont été les plus marquantes pour vous et pourquoi ?
J’ai eu la chance de faire de merveilleuses rencontres, que ce soit au Cameroun ou aux États-Unis. L’une de mes premières rencontres marquantes dans l’industrie du showbiz au Cameroun a été avec Ekie bozeur. Il m’a vraiment marquée. Il est d’une humilité remarquable et passionné par son art. Il m’a accueillie comme une petite sœur et a mis tous les moyens à sa disposition pour m’aider. Cela m’a profondément touchée, car il ne m’a jamais demandé de payer plus cher en raison de ma situation aux États-Unis. Nous avons développé des liens professionnels très forts, et c’est l’une des plus grandes richesses que j’ai dans l’industrie du showbiz au Cameroun.
Aux États-Unis, j’ai eu l’opportunité de faire la première partie du concert de Lady Ponce. C’est l’une de mes artistes préférées, donc j’étais très excitée comme une enfant. Cette rencontre m’a marquée car elle est d’une humilité et d’une gentillesse exceptionnelles. Sa maturité dans l’industrie m’a poussée à me questionner sur la vie, à me dire que peut-être l’humilité et la gentillesse sont essentielles.
J’ai également rencontré Krys M, que j’ai beaucoup appréciée. Elle est très jeune et j’adore sa joie de vivre. Elle est très terre-à-terre et a un merveilleux sourire. Elle est comme une petite sœur que j’ai beaucoup aimée. Enfin, j’ai eu l’occasion de rencontrer Elvis Kemayo lors d’une prestation. C’était une personne très drôle, amusante et agréable à converser. Il est une source de sagesse.
ESBI MEDIA – Quels ont été les défis auxquels vous avez été confrontée en tant qu’artiste étrangère dans l’industrie du showbiz américain et comment les avez-vous surmontés ?
En tant qu’artiste étrangère dans l’industrie du showbiz américain, j’ai dû faire face à plusieurs défis. Tout d’abord, il y a la question financière. Travailler en studio coûte cher, et étant donné que je collabore avec Ekie Bozeur, nous devons organiser les enregistrements entre les États-Unis et le Cameroun. Parfois, je dois retourner en studio ici, ce qui engendre des dépenses supplémentaires.
Un autre défi est de faire comprendre ma vision à un public américain. Il peut être difficile de faire comprendre à un Américain ce que nous faisons en tant qu’artistes noirs africains, et comment je souhaite intégrer des éléments de ma culture dans ma musique. La question est : Est-ce qu’ils voient ma vision ? Certains trouvent cela risqué ou exotique, mais ils apprécient. Et ils essaient de me faire jouer dans des lieux où il y a une forte présence africaine. Mais pour avoir un impact significatif, il faudrait une exposition plus large, ce qui peut être coûteux. Nous essayons donc de commencer à petite échelle, en se concentrant par exemple sur les boîtes de nuit africaines et les restaurants-bars camerounais ou africains à Houston, où je réside actuellement. Cela crée des difficultés car mes chansons ont parfois une orientation plus américaine, et je travaille également à les promouvoir dans le milieu américain, mais ce n’est pas toujours facile, et cela nécessite également des investissements financiers. Je suis encore en train de travailler dans ce domaine pour essayer de faire diffuser ma musique à la radio, par exemple. C’est un défi, mais je ne baisse pas les bras et je continue de persévérer.
ESBI MEDIA – En tant qu’artiste ayant évolué dans le showbiz aux États-Unis, quelles sont les principales différences que vous avez constatées entre l’industrie américaine et celle du Cameroun ?
En tant qu’artiste ayant évolué à la fois dans l’industrie musicale camerounaise et dans l’industrie américaine, j’ai remarqué quelques différences majeures. La principale différence réside dans la culture et l’approche artistique.
Aux États-Unis, j’ai constaté que l’atmosphère dans les studios d’enregistrement est souvent très privée. En tant qu’artiste, j’aime travailler dans un environnement calme et intime, avec peu de personnes présentes. Dans le studio où je travaille, Signature and Studios, ils comprennent ma préférence pour la solitude artistique. Ils savent comment aménager le studio selon mes souhaits et mes besoins. Cela ne signifie pas que je pense que les gens ici ne comprendraient pas ma créativité ou mes inspirations, c’est simplement une préférence personnelle. En fait, la solitude est une habitude pour moi ici aux Etats-Unis.
En revanche, lorsque je vais au Cameroun et que je travaille avec Ekie Bozer, il y a toute une équipe autour de moi. Il y a Madara, Livouck, mon manager Serge Timy, mon financier Éric Ateba, mon directeur artistique Gael Tatchou, et bien d’autres. J’ai l’impression d’avoir ma famille artistique avec moi. Même si je suis une artiste têtue et que je tiens beaucoup à mon art, le fait d’être entourée de cette équipe me permet d’être plus ouverte à certaines idées. J’apprends à lâcher un peu le contrôle. Mon art est comme un bateau et je suis le capitaine, mais avoir des personnes de confiance autour de moi au Cameroun crée une atmosphère chaleureuse et stimulante.
ESBI MEDIA – Vous avez également des compétences d’actrice de cinéma. Pouvez-vous nous parler de votre expérience en tant qu’actrice dans le film « Inland » du réalisateur algérien Tariq Teguia. Comment avez-vous fait pour retrouver dans le casting ? Et comment cela a-t-il enrichi votre parcours artistique ?
J’ai eu l’opportunité de travailler avec le réalisateur algérien Tariq Teguia dans le film « Inland », et ce fut une expérience incroyable. Je n’aurais jamais imaginé dans ma vie que je ferais du cinéma. Pour ce qui est du casting, mon amie Cathy voulait passer l’audition pour le rôle. Elle m’a dit de l’accompagner au casting, mais je n’étais pas censée auditionner. Je me souviens encore de cette scène, j’étais assise à côté d’elle, très décontractée avec un pull, une cagoule et un jean déchiré. Cathy joue le rôle avec maladresse à cause de la peur. Je lui dit que ce n’est pas comme ça qu’il fallait faire, et c’est alors que Tariq s’est retourné vers moi et m’a demandé si je pouvais mieux faire. J’ai improvisé et joué la scène. Il y avait un autre casting prévu, mais après cela, il m’a dit que j’avais le rôle. J’étais choquée, je ne m’y attendais pas du tout.
Ce fut une expérience magnifique, mais aussi très difficile. J’ai une passion pour le cinéma, et c’est un aspect de mon art que j’aimerais développer davantage lorsque le moment sera venu. C’est pourquoi je suis très impliquée dans la réalisation de mes clips, car j’écris moi-même les scénarios. Travailler sur « Inland » a été une expérience très enrichissante. Pendant le tournage, j’ai perdu ma mère, mais on ne me l’a pas dit car elle voulait absolument que je termine le film. Elle était fière de moi.
C’était la première fois que je me rendais dans le désert de Béchar en Algérie. C’était la première fois que je voyais un vrai scorpion. C’était la première fois que je participais à un projet soutenu par l’État, avec des chars de guerre qui nous escortaient.
Tariq est un véritable monstre de l’art. Ce qu’il m’a appris, c’est la passion, tout simplement. Je pense que j’en suis ressortie transformée, surtout lorsque le film a été nominé à la Mostra de Venise en Italie, l’équivalent du Festival de Cannes. Je n’oublierai jamais ma photo dans Jeune Afrique et la couverture de tous les journaux en Algérie. Finalement, j’ai été récompensée par l’État, car j’étais la première femme noire à emmener un film algérien à la Mostra de Venise. C’était une expérience marquante.
Les gens ne savent pas vraiment à quel point il est difficile de tourner un film. Je pense que c’est l’un des arts les plus exigeants, car il faut véritablement se plonger dans le caractère du personnage. J’ai eu des difficultés avec cela au début, mais j’ai compris que c’était similaire à la musique. Tu as une personnalité, et il faut que tu puisses la maîtriser, il faut que tu puisses en ressortir indemne. Il ne faut pas que cela t’affecte trop et que tu perdes ton identité. J’ai donc appris cela lors du tournage de « Inland ».
ESBI MEDIA – Envisagez-vous de vous lancer dans l’écriture et la réalisation de films ? Si oui, quel serait le titre de votre tout premier film et de quoi parlerait-il ?
Oui, je souhaite certainement me lancer dans la réalisation de films. Quant à avoir déjà un scénario, bien sûr que j’en ai un. Mais en ce qui concerne le titre, j’ai souvent du mal à trouver des titres, même pour mes chansons. Par exemple, aujourd’hui j’ai enregistré une chanson en studio, elle est prête, mais je n’ai pas encore de titre pour celle-ci. Pour moi, le titre est un peu comme une enveloppe dans laquelle tu mets ton art, et je pense qu’il faut y prêter attention. Une fois que l’enveloppe est scellée, on ne peut pas l’ouvrir sans la déchirer, et parfois cela peut avoir un impact sur la perception de la qualité de l’art. Donc, les titres sont quelque chose qui vient à la fin pour moi. Une fois que j’aurai fini d’écrire ma chanson aujourd’hui, si j’ai trouvé un titre, je le lui donnerai, sinon je demanderai simplement à mon producteur de l’intituler « Nouvelle sortie d’Ines D ». Donc, pour le moment, je n’ai pas encore de titre pour mon film, car j’aime laisser mon imagination s’envoler. Je ne veux pas lui imposer une direction en lui donnant un titre trop tôt.
ESBI MEDIA – À votre avis, quelles sont les compétences et attitudes qu’un artiste musicien devrait avoir pour impacter positivement les mélomanes et laisser sa marque à travers le temps ?
À mon avis, les compétences et attitudes qu’un artiste musicien devrait avoir pour avoir un impact positif sur les mélomanes et laisser une marque à travers le temps sont les suivantes :
- Authenticité : Il est essentiel d’être soi-même et de ne pas se conformer à l’image conventionnelle attendue des artistes. Croire en ses rêves et se battre pour les réaliser est primordial.
- Travail acharné : Il faut comprendre que le succès artistique repose sur le travail acharné et la passion. Une discipline rigoureuse et une exigence envers soi-même sont nécessaires pour atteindre ses objectifs.
- Intégrité artistique : Il est important de ne pas perdre son identité artistique et personnelle. L’artiste doit s’assurer que son art représente les valeurs auxquelles il tient le plus. Il est crucial de rester fidèle à ses convictions et de ne pas compromettre son intégrité pour plaire au public ou pour des raisons commerciales.
- Communication émotionnelle : Les artistes doivent être capables de transmettre leurs émotions à travers leur art. Ils doivent être authentiques et sincères dans leurs expressions, car cela permet aux auditeurs de comprendre et de se connecter émotionnellement à leur travail.
- Qualité du travail : Ce qui laisse une marque à travers le temps, c’est la qualité du travail et non la quantité. L’artiste doit se concentrer sur la perfection de son art, en le peaufinant et en lui apportant une touche unique. Cela demande du temps, de l’effort et de l’attention aux détails.
- Impact durable : Pour que l’artiste laisse une marque durable, il est essentiel de créer un impact profond sur les auditeurs. L’objectif est de rendre son art inoubliable, de le transformer en une expérience puissante et addictive pour les auditeurs, de sorte qu’ils ne puissent plus se passer de sa musique.
En résumé, pour impacter positivement les mélomanes et laisser sa marque à travers le temps, un artiste musicien doit être authentique, travailler dur, préserver son intégrité artistique, communiquer ses émotions, créer un travail de qualité et créer un impact durable sur le public.
Propos recueillis par Sidoine FEUGUI