ALLAMINE KADER KORA : « IL N’Y A PAS D’ÉCOLE DE CINÉMA AU TCHAD »

Depuis l'année 2023, Allamine Kader Kora, réalisateur de films documentaires et conseiller à la Haute Autorité des Médias et de l'Audiovisuel au Tchad, fait parler de lui dans l'univers cinématographique grâce à son film documentaire "Amchilini"
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Depuis l’année 2023, Allamine Kader Kora, réalisateur de films documentaires et conseiller à la Haute Autorité des Médias et de l’Audiovisuel au Tchad, fait parler de lui dans l’univers cinématographique grâce à son film documentaire « Amchilini » (Choisis-Moi). Amoureux de cinéma et par-dessus tout de culture, ce cinéaste tchadien a plusieurs réalisations à son actif et « Amchilini » est un de ses plus grands succès. Cette réalisation a placé le Tchad sous les feux des projecteurs dans 32 festivals et a remporté 08 trophées dont celui du Kilimandjaro Africlap de Toulouse. Loin de tous effets spéciaux, le réalisateur et documentariste tchadien met à nu les réalités africaines en général et tchadiennes en particulier. Allamine Kader, dans ses œuvres, ne trempe pas dans la démagogie; il présente des faits vérifiables et avérés. Actuellement au Cameroun pour participer au Yaoundé Films Lab qui se tiendra du 7 au 14 juin 2024 Allamine Kader Kora a accepté de partager son expérience dans cette interview.

EsbiMedia : Bonjour Monsieur Allamine Kader Kora, merci de nous accorder du temps.

Bonjour, je vous en prie.

EsbiMedia : Avez-vous l’habitude des médias web camerounais ?

Pas trop. Cependant, avec l’avènement des nouvelles technologies, les médias web gagnent en importance par rapport aux médias traditionnels. Ils sont de plus en plus en vogue.

EsbiMedia : Est-ce votre première fois d’être au Cameroun ?

Non, je suis déjà venu au Cameroun plusieurs fois. Je suis venu 2 ou 3 fois lors du festival Écrans Noirs et je fais partie des résidents de la première édition du Yaoundé Film Lab. C’est là où j’ai développé mon deuxième long métrage « Amchilini ». Et à cette 5e édition, je viens avec mon troisième long métrage.

EsbiMedia : Pouvez-vous partager avec nous votre rencontre avec le cinéma?

En fait, j’ai découvert le cinéma vers les années 2010 lorsqu’on nous a envoyés à Niamey au Niger pour étudier la production en profondeur. Et là-bas, la filière production n’avait pas assez d’étudiants. Il y avait la filière réalisation documentaire et j’ai décidé d’en profiter pour la faire. C’est à partir de là que j’ai véritablement embrassé le cinéma. Après cela, j’ai fait mes études à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, où en 2014, je suis sorti major de ma promotion. De fil en aiguille, je me suis retrouvé dans le documentaire et le cinéma. Aujourd’hui, c’est déjà une véritable passion pour moi.

EsbiMedia : Vous avez parlé de votre film « Amchilini ». De quoi parle-t-il exactement ?

« Amchilini » est l’histoire d’un mariage traditionnel qui se déroule dans mon village de Boutefil, à 75 km de la capitale du Tchad. Quand j’y retournais pendant les congés, les gens parlaient beaucoup d' »Amchilini ». Et Amchilini, c’est le rituel qui a lieu lorsque la situation devient très difficile dans le village, à cause de la sécheresse et de la décimation du bétail. Les sages et les marabouts accusent alors les femmes célibataires de plus de 18 ans d’être à l’origine de cette situation. Pour lever le sort, elles sont contraintes de se choisir un époux. Pendant 4 jours, nous avons suivi de bout en bout les préparatifs et la grande cérémonie d’Amchilini, où ce sont les femmes qui choisissent leur mari, contrairement à la tradition où c’est l’homme qui choisit sa femme.

EsbiMedia : Qu’est-ce qui vous a inspiré pour « Amchilini » ?

Quand le vieil homme m’a raconté cette histoire, elle m’a beaucoup interpellé. Ce qui m’a intrigué, c’est qu’après le tournage du documentaire « Amchilini » fin 2022 – début 2023, la situation critique dans le village s’est soudainement améliorée, avec l’arrivée d’une forte saison des pluies, juste après la cérémonie d’Amchilini. Même si on peut en douter, ce sont nos traditions et chacun a sa manière de communiquer avec Dieu. La dernière cérémonie d’Amchilini remontait à 20 ans, ce qui m’a donné envie de la filmer.

EsbiMedia : Comment le public tchadien et la critique ont-ils accueilli le film ?

Le public tchadien a pu voir le film à deux reprises. Tout d’abord en février 2023, lorsqu’il a été sélectionné à la dernière édition du FESPACO, dans la compétition des longs métrages documentaires. Puis le 31 mai, à l’Institut Français, avant mon arrivée au Cameroun. Il y a eu un débat passionné autour du film et des gens m’ont demandé pourquoi je ne faisais pas une tournée à l’intérieur du pays, puisque ça fait partie intégrante de notre culture. Depuis, le film a pratiquement fait le tour du monde, avec 32 festivals et 08 grands prix.

EsbiMedia : Est-ce le film dont vous êtes le plus fier ?

Je suis vraiment très satisfait du parcours de « Amchilini ». Je remercie Dieu et toute l’équipe qui m’a accompagné et aidé à réaliser ce film. Même si chaque film a sa particularité et sa thématique, c’est « Amchilini » qui m’a fait connaître du grand public et m’a fait beaucoup voyager. Je ne pense pas qu’un film documentaire tchadien ait auparavant fait le tour du monde comme « Amchilini » l’a fait. J’en suis très fier. Aujourd’hui, « Amchilini » parle à toute l’humanité.

EsbiMedia : Quel a été le coût de production de votre film « Amchilini » ?

Malgré tous les festivals et voyages que le film a effectué, sa production n’a coûté que 100 millions de francs CFA.

EsbiMedia : Comment qualifieriez-vous le cinéma tchadien ?

(Rire) C’est une très bonne question. En fait, il est difficile de parler du cinéma tchadien de manière générale. Nous sommes encore en train de nous battre pour le faire émerger. Peut-être que la nouvelle ère politique, avec les autorités en place, et notamment le jeune Ministre de la Culture qui nous comprend, ainsi que les priorités culturelles affichées par le Président de la République, permettront d’améliorer la situation. Je reste confiant que les choses iront mieux pour le cinéma tchadien à l’avenir.

EsbiMedia : Quelles sont les principales difficultés que vous rencontrez en tant qu’acteur cinématographique ?

Les défis sont nombreux, allant de l’écriture des scénarios jusqu’à la production des films. Tout d’abord, il n’y a pas d’école de cinéma au Tchad. Personnellement, j’ai dû aller me former au Sénégal. Les jeunes talents d’ici ont donc besoin d’opportunités de formation. De plus, il n’y a pas de fonds d’aide à la création cinématographique au niveau national. Nous manquons également de techniciens qualifiés sur place, ce qui nous oblige à faire appel à des ressources extérieures. Bref, chaque étape du processus de production est un défi à surmonter.

L’État doit mettre en place des mécanismes de soutien à la création artistique, car le cinéma nécessite des investissements importants. Or, j’ai dû trouver 90 à 95% du financement de mon film à l’extérieur, et très peu au niveau national. En Afrique centrale, la culture est malheureusement reléguée au second plan. Il faudrait qu’elle retrouve sa juste place, comme c’est le cas dans certains pays d’Afrique de l’Ouest qui investissent massivement dans le cinéma.

EsbiMedia : Que pensez-vous pouvoir apporter au cinéma tchadien ?

Je ne peux que modestement contribuer à faire avancer le cinéma tchadien. Tant que j’en aurai la capacité, je continuerai à me battre et à réaliser des films, malgré l’absence de soutien national. Nous devons tous œuvrer pour que la culture, et notamment le cinéma, retrouvent les places qui leur est due au Tchad et en Afrique centrale.

EsbiMedia : Quel est votre objectif principal ?

Mon objectif principal est de valoriser notre culture et notre identité à travers le cinéma. Le Tchad, comme d’autres pays d’Afrique centrale, possède de nombreuses histoires qui peuvent intéresser le monde entier. Mais cela nécessite un accompagnement financier et un soutien accru, car les moyens sont encore limités. Notre défi est de nous réveiller collectivement pour mettre en valeur notre culture, notre identité et notre cinéma, qui ont vocation à s’adresser à l’humanité tout entière.

EsbiMedia : Quel est votre rôle en tant que membre du Conseil des Arts et de la Culture de la Haute Autorité des Médias et de l’Audiovisuel ?

Tout d’abord, je suis élu par mes pairs, les artistes, et lorsque j’arrive au niveau de l’institution, je suis conseiller de la République. Je ne représente pas seulement les artistes, mais aussi l’institution. Donc mon rôle en tant que conseiller de la Haute Autorité des Médias et de l’Audiovisuel est de veiller à ce que la culture ait sa place au niveau des médias. Que le quota de la culture soit respecté. Nous sommes en quelque sorte les gardiens de la culture. Lorsque vous voyez dans les rédactions et les journaux, la culture occupe souvent la dernière place et parfois au bas du journal.

EsbiMedia : Quelles sont vos réalisations en tant que conseiller à la HAMA ?

Je distingue les deux rôles, je ne les mélange pas et l’un ne chevauche pas sur l’autre. Je travaille en tant que conseiller lorsque je suis dans mon bureau, et dès que je sors de là, je porte ma casquette d’artiste, de réalisateur, j’écris mes scénarios. Dernièrement, on nous a affectés dans les provinces pour superviser les médias par rapport aux quotas culturels, et nous avons présenté nos rapports. Donc ici, je suis là en tant que réalisateur (rire).

EsbiMedia : Que vous a apporté Yaoundé Film Lab dans votre carrière ?

Je souhaite rendre hommage à un très grand homme de la culture qui nous a quittés dans la fleur de l’âge, monsieur Dieudonné Alaka. Dieudonné Alaka était un jeune qui s’est vraiment battu pour mettre en place Yaoundé Film Lab. J‘ai été parmi les résidents de la première édition. C’est ici à Yaoundé que j’ai commencé à écrire et à développer le film « Amchilini » avant d’aller dans d’autres résidences. C’est à Yaoundé Film Lab que j’ai pu nouer des contacts, que ce soit avec la co-production française, que ce soit avec les diffuseurs. C’est une sorte d’ouverture. Le cinéma est un réseau et il ne faut pas être à l’écart de ce réseau. Yaoundé Film Lab m’a beaucoup apporté. Malgré mes multiples occupations, je suis revenu pour continuer à écrire des films.

EsbiMedia : Avez-vous des attentes particulières relatives à cet événement qui se tient du 07 au 14 juin ?

Par rapport à ce que nous avons comme projet, nous avons besoin d’un regard extérieur pour mieux comprendre et nous améliorer. C’est l’avantage des résidences. Nous pouvons également nous enfermer et écrire un scénario, mais est-ce que cela va plaire au public ? Est-ce que cela plaira aux guichets ou encore aux professionnels ? Et ce regard extérieur est très important pour un projet.

EsbiMedia : Que peut apporter Monsieur Allamine Kader au Yaoundé Film Lab ?

(Rire) Je ne suis pas venu en tant que formateur ni réalisateur pour présenter un film, mais en tant que résident. J’attends donc beaucoup de regards et de retours des Camerounais par rapport à mon projet. J’espère pouvoir aboutir à un projet que je pourrai déposer dans des guichets pour obtenir des financements et pouvoir tourner le plus vite possible. Et une fois le film fini, je pense que je reviendrai le présenter au Cameroun pour dire voilà ma contribution, voilà ce que le Cameroun m’a apporté et lui rendre aussi.

EsbiMedia : Pouvez-vous nous en dire plus sur votre projet en cours ?

En fait, j’ai un projet intitulé « Kouri, la terre dans le brouillard ». À l’extrême nord du Tchad, à la frontière avec la Libye, il y a une zone très riche en or, qui s’appelle Kouri Bougoudi. Dans cette zone, il y a une vague humaine qui s’y déverse à la recherche de l’argent facile. Une fois sur place, ils seront surpris par la réalité. Ils mettront des années à chercher de l’or que parfois ils ne trouveront pas, ils seront abusés par des commerçants et utilisés comme des esclaves. C’est une zone qui connaît plusieurs enjeux : les autochtones qui réclament leurs terres, l’État qui cherche à se positionner pour avoir la mainmise sur ce sol, les commerçants qui achètent la main-d’œuvre à bas prix et les orpailleurs qui sont beaucoup plus exploités et ne gagnent rien.

Pour la petite anecdote, c’était aussi mon souvenir d’écolier. À cette époque-là, sur la carte du Tchad, on mettait un papier blanc sur lequel on dessinait, et c’était comme si on appartenait à ce pays qu’on avait dessiné à la main. Mais aujourd’hui, si je refais la même chose, je le trouverai flou car cette partie du Tchad n’était pas bien représentée sur la carte, à cause de cette tension qui est en quelque sorte un volcan qui peut exploser à tout moment.

EsbiMedia : Avez-vous un message à adresser aux cinéastes africains en général et tchadiens en particulier ?

Mon message est simple. Il faut continuer à se battre. Rien ne tombe du ciel. On ne peut rien obtenir facilement. Il ne faut pas désespérer. Il faut écrire des scénarios et, avec de petits moyens, le numérique aidant, on peut avoir son petit matériel pour faire des films. On avance petit à petit. On ne peut pas monter sur un arbre par le sommet, il faut commencer en bas puis grimper. Je conseille aux jeunes réalisateurs de commencer par les courts métrages pour acquérir de l’expérience avant de se lancer dans un long métrage, qui est un peu plus complexe. Les jeunes doivent être ambitieux mais patients, car un film peut prendre plusieurs années pour bien se faire, et c’est important.

EsbiMedia : Merci pour votre disponibilité.

C’est moi qui vous remercie.

Propos recueillis par par Ivane MESSI

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