TATIANE TCHIGUIA : « LA REALISATION D’UN FILM EST SEMBLABLE A UNE FORMATION MILITAIRE »

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Tatiane Tchiguia est une scénariste et réalisatrice camerounaise qui milite pour la cause des femmes. Auteure de trois courts métrages, son tout dernier film intitulé « La tâche » a récemment remporté deux trophées dans des festivals internationaux. Grâce à cette production axée sur le mariage précoce, elle a décroché le Prix spécial du Jury au Festival International des Films de Femmes au Bénin et la Mention Spéciale du Jury au First Short, Festival Panafricain des Films d’école de Yaoundé. Dans cette interview accordée à Esbimedia, la réalisatrice d’une trentaine d’années partage les coulisses de son film. Elle aborde également un point qui lui tient à cœur, la formation et l’encadrement des femmes dans les métiers techniques du cinéma.

Esbimedia – Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de « La tache » ?

L’écriture de « La tache » est née de la volonté de dénoncer le phénomène du mariage précoce. Une autre raison est survenue lorsque j’ai lu le livre « Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal, qui m’a profondément touché. J’ai donc décidé de me pencher sur ce sujet. Après avoir effectué des recherches pour savoir ce qui avait déjà été fait à ce propos, j’ai réalisé que deux régions du Cameroun étaient particulièrement touchées : l’Est et le Nord. Afin d’avoir un impact plus fort, j’ai choisi de travailler sur la région du Nord et j’ai réalisé le film en me concentrant sur cette partie du pays.

Un autre élément marquant est survenu pendant le tournage, où j’ai failli abandonner en raison des difficultés financières. La production demandait beaucoup d’argent, mais je n’avais pas de stabilité financière. Cependant, j’ai changé d’avis lorsque j’ai rencontré la femme qui prête sa voix off dans le film. Nous nous sommes rencontrés dans les studios du beatmaker I.V.O et lorsque je lui ai fait part de mon scénario, elle s’est mise à pleurer. Elle m’a confié que mon scénario était en réalité le récit de sa propre vie. Quand elle avait 13 ans, ses parents l’ont forcée à quitter sa région natale du Nord en prétextant qu’elle devait aller vivre chez son cousin, mais en réalité, il s’agissait de son mari qui était gendarme et qui la violait constamment. J’ai ressenti une profonde tristesse en écoutant son histoire. C’est donc pour cette femme que j’ai décidé de terminer ce film. Elle a été ma véritable source de motivation pour aller jusqu’au bout.

Esbimedia – Partagez avec nous les coulisses du tournage. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant le tournage ?

Ce qui m’a le plus marqué, c’est la participation de ma nièce en tant qu’actrice principale. Elle a parfaitement compris ce que je souhaitais transmettre. Elle s’est investie à fond dans son rôle.

Un autre moment marquant a été la présence de mon père dans un second rôle. Il voulait tellement que tout soit parfait qu’il nous a fait refaire plusieurs scènes. Il n’arrêtait pas de demander : « Taty, est-ce que j’ai bien joué ? Est-ce que ça va ? Puis-je faire mieux ? » Et à chaque fois, je le rassurais en lui disant qu’il était sur la bonne voie. C’était vraiment amusant de voir mon père se prêter à ce jeu d’acteur. Le résultat a été apprécié par tout le monde.

Je suis également reconnaissante envers tous les techniciens qui ont accepté de m’accompagner dans ce projet. Ils ont clairement saisi ma vision et se sont adaptés à ma façon de travailler.

Esbimedia – D’après vous, quels sont les éléments à réunir pour faire un film qui a de l’impact ?

Le principal élément à réunir est le scénario. Il est essentiel de travailler sur le scénario avant de penser à la réalisation. Pour écrire un scénario percutant, il faut puiser dans diverses sources d’inspiration. L’inspiration peut provenir des livres que l’on lit ou des échanges avec les gens au quotidien. Un scénariste met simplement en images les histoires de la vie quotidienne.

Maintenant, en ce qui concerne l’impact ou la cause, cela dépend de chaque individu. Chacun a sa propre ligne artistique. Ce n’est pas parce que je réalise un film qui défend une cause que ceux qui ne font pas de films engagés font de mauvais films. C’est mon choix de défendre la cause des femmes. Cela ne signifie pas que mes collègues qui réalisent d’autres types de films sont de mauvais films ou qu’ils n’ont pas d’impact. Faire rire les gens a un impact, surtout avec la vie qui devient difficile et compliquée. Réaliser des films d’horreur a également un impact. Tous les films ont un impact sur la société. Cette question de l’impact semble réduire la valeur des autres films, ce qui n’est pas le cas.

Esbimedia – Racontez-nous vos débuts dans le cinéma.

J’ai officiellement débuté dans le domaine du cinéma en 2018, après avoir suivi une formation en trilingue allemand avec une option en cinéma à l’Université de Dschang. Ensuite, je me suis installée à Yaoundé et j’ai commencé à me familiariser avec les plateaux de tournage. Mon parcours a commencé par un stage chez Thierry Lea Malle, où j’étais responsable de la gestion du clap, ou plus précisément, clapiste. Ensuite, j’ai travaillé avec Narcisse Wandji sur son long métrage « Benskin ». J’ai été assistante caméra, assistante technicienne, et j’ai également travaillé en tant qu’assistante réalisatrice aux côtés de Ghislain Amougou sur la websérie « Les délires de Takam ». J’ai également joué des rôles d’actrice, bien que ce ne soit pas ma spécialité. Par la suite, mon père m’a offert une formation pratique. J’aime me concentrer sur la création et je me sens plus à l’aise dans le rôle de réalisatrice.

J’ai occupé presque tous les postes avant de devenir réalisatrice. Lorsque l’on souhaite devenir réalisatrice, il est important de connaître tous les domaines du cinéma afin de pouvoir gérer efficacement les personnes avec lesquelles on travaille. Il est également essentiel de comprendre leurs contraintes, car la réalisation d’un film est semblable à une formation militaire, avec une pression de haut niveau. Il faut maîtriser chaque aspect pour pouvoir coordonner les équipes. Je suis fière d’être passée par tous ces postes.

Esbimedia – Selon vous, quelles sont les difficultés auxquelles est confronté le cinéma camerounais et quelles solutions proposez-vous ?

Le cinéma camerounais fait face à de nombreuses difficultés. L’une des plus importantes est le manque de solidarité. Même pour les productions les plus modestes, il est crucial d’encourager ceux qui osent se lancer. Il n’est pas nécessaire que chaque projet réponde à tous les standards internationaux, mais au moins lorsque quelqu’un prend l’initiative, il faut le soutenir. En chemin, cette personne apprendra et pourra s’améliorer. Il est donc essentiel d’encourager les initiatives et de ne pas décourager les réalisateurs.

Il est également nécessaire de lutter contre les stéréotypes. Certaines personnes pensent à tort que le cinéma est une forme de prostitution pour les femmes et une manière de blanchir de l’argent pour les hommes. Pourtant, le cinéma est un art. Il est important de populariser cette idée. Il faut démystifier le cinéma et déconstruire l’idée selon laquelle il est réservé à l’élite. En réalité, tout le monde peut faire du cinéma, il suffit d’avoir la passion, la volonté d’apprendre et la persévérance.

En ce qui concerne les solutions, il est primordial de renforcer la solidarité et l’encouragement mutuel au sein de l’industrie cinématographique camerounaise. Cela peut se faire par le biais d’initiatives de soutien aux jeunes réalisateurs, de la création de structures d’accompagnement et de financement, ainsi que par la promotion des réalisations locales.

Par ailleurs, il est important d’investir dans l’éducation cinématographique en organisant des formations, des ateliers et des séminaires pour susciter des passions et développer les compétences des jeunes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai mis en place « Elles filment association », une structure dédiée à l’initiation des jeunes femmes aux métiers du cinéma.

Esbimedia – En tant que présidente de ‘’Elles filment association’’ quelles sont les actions déjà menées jusqu’à présent ?

L’association Elles filment a pour mission de promouvoir la participation des femmes dans les métiers techniques du cinéma et de l’audiovisuel. En tant que présidente de « Elles filment association », nous avons réalisé plusieurs actions jusqu’à présent. En 2022, nous avons initié des enfants aux métiers techniques de l’audiovisuel, en leur enseignant notamment les rudiments de la manipulation de la caméra. L’objectif était de susciter leur passion et de leur faire découvrir ce domaine. Les visages des enfants rayonnaient de joie car c’était une expérience nouvelle pour eux. Nous avons également échangé avec eux sur les différentes carrières possibles dans ce domaine.

En avril 2024, nous avons également mis en place les ateliers d’initiation dans les MTCA (Métiers Techniques du Cinéma et de l’Audiovisuel) avec de jeunes femmes de la ville de Yaoundé. Au cours d’une semaine de formation, nous leur avons enseigné les bases des métiers technique du cinéma notamment le cadrage, la photographie, la prise de son et le montage. L’objectif était de démystifier ce métier et de susciter des vocations.

Ces actions concrètes visent à encourager et à former de futurs talents dans le domaine du cinéma, en particulier en mettant l’accent sur la participation des femmes. Nous croyons en l’importance de l’éducation et de la sensibilisation pour promouvoir l’égalité des chances et la diversité au sein de l’industrie cinématographique camerounaise. En renforçant les compétences et en offrant des opportunités, nous espérons contribuer à l’émergence de nouveaux talents et à l’enrichissement de la scène cinématographique locale.

Esbimedia – Vous vous qualifiez souvent de « fille des quartiers difficiles ». Que représente cette expression ?

L’expression « fille des quartiers difficiles » représente mon milieu de vie et englobe toute une philosophie de vie. Elle signifie que je vis dans des quartiers défavorisés et que je n’essaie pas de paraître différente de ce que je suis réellement. Je ne cherche pas à impressionner les autres, à me vanter ou à prétendre avoir une vie que je n’ai pas. Je suis une fille du ghetto.

Pour moi, cette expression est une manière de motiver d’autres filles qui se trouvent dans des situations similaires. Je les encourage à ne pas succomber aux tentations faciles de la vie, malgré les difficultés qu’elles peuvent rencontrer. Je leur montre qu’il est possible de se battre au quotidien et de réussir. J’ai moi-même réalisé des vidéos où je vendais des vêtements de manière informelle au marché.

Je suis prête à faire tout ce qui est en accord avec mes principes éthiques et moraux, ainsi qu’avec les valeurs que j’ai reçues. Je ne ressens aucune honte à le faire. Donc, pour les filles qui vivent dans des quartiers difficiles, peu importe ce que vous faites dans la vie, soyez-en fières. Tant que vous n’êtes pas impliquées dans des activités illégales et que vous agissez en accord avec vos valeurs, votre éducation et les bonnes valeurs de la société, vous n’avez pas à avoir honte. Vous devez être fières de vous.

Comme le dit Kery James, « On n’est pas condamnés à l’échec simplement parce que nous venons des banlieues ». Nous pouvons également prospérer demain. Il suffit d’avoir le courage de travailler et d’être fier de soi, ainsi que d’être déterminé. Mon leitmotiv est : « Fille des quartiers difficiles, nous ne sommes pas condamnées à l’échec. »

Propos recueillis par Sidoine FEUGUI

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